mardi 11 janvier 2011

Un saule pleureur sur la plage



Madame Mochan, on l’appelle Madame Mochan. On ne l’appelle pas « la Prof de français » comme on parle de « la Prof de maths », parce qu’elle vient d’une autre époque, qu’elle s’habille comme une madame, qu’elle est pincée et amidonnée, comme sortie d’un dressing… non, pas d’un dressing, ce serait anachronique… comme sortie d’une garde-robe, d’une robuste armoire normande poussiéreuse que même les antiquaires les plus avertis ne sauraient dater. Madame Mochan lit plusieurs résumés, deux ou trois, pas plus. Ceux des filles de devant : Laurence, Claire et Eva. Elles forment une sorte de triumvirat de l’excellence et détiennent les clefs des tableaux d’honneur. On pourrait les croire en compétition, mais elles se contentent d’écraser la classe. Parfois, quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, vient à décrocher la palme en algèbre, mais c’est l’algèbre ! A additionner et multiplier sans cesse, on peut compter sur le hasard, comme au loto ou à la tombola de la fête champêtre. Grand-père dit que tout est possible pour les professionnels de la chance, à condition de tricher un peu, et dans la famille, nous ne sommes pas des tricheurs. Alors je me contente de compter jusqu’à douze en algèbre, quatorze quand j’ai de la chance. Les mathématiques sont juste bonnes à se servir d’un sextant, et peut-être à compter les jours.

Je les compte au fond de la classe. Et j’ai le regard qui se perd sur la nuque de Claire. Elle se redresse quand Madame Mochan lit son résumé. C’est plat, fade, seule sa nuque se relève. Je noterais bien ma réflexion quelque part, mais c’est au tour d’Eva d’être lue, et je pense soudain qu’elle a de plus belles épaules, plus rondes, moins sèches. Elles ne sont pas particulièrement mieux dessinées que celles de Claire. « C’est une question de style ou de période », suis-je en train de penser : je m’entendrais mieux avec celui qui a peint Eva, le jour où il l’a peinte.

Je ne sais que trop bien de quoi je parle : mon père était peintre. Et dans son vieux silo cylindrique, à l’arrondi du torchis, il avait laissé des esquisses de ma mère qui prenaient la poussière et le froid. Et je sais que je me serais mieux entendu avec mon père, selon les jours où il avait peint ma mère. Grand-père aussi avait aimé mon père selon les jours.

Je jette un œil par la fenêtre. Le collège se fige dans la chaleur du soleil. Le temps est aux vacances d’été. Je pourrai fuir un peu, pas très longtemps, car deux mois ça passe vite. Le Prof de techno, à l’heure précédente, m’a donné matière à rêver. Il parle de perspectives comme on fait de la poésie, avec de la manière et de la grandiloquence. Parce que mon travail est toujours soigné, comme perspective justement ce qu’il me conseille c’est le dessin industriel. Ces jours-là où on ne me trouve pour seul talent que des traces de critérium sur du papier millimétré, ça m’énerverait presque. A moins qu’on ne puisse dessiner de frêles esquifs, des radeaux de fortune, des tragédies de la Méduse assistées par ordinateur, je ne vois pas comment rêver ma vie à coup de précision des lignes. Grand-père a fait naufrage une fois, ou il est tombé par-dessus bord, ou il était à la dérive… je ne me souviens plus très bien, il me l’a raconté il y a longtemps. Mais j’ai retenu que c’était un gond quelque part dans une planche qui lui avait sauvé la vie, l’attrapant par le col et le tirant jusqu’à la côte, un gond quelconque placé là par un ingénieur de bureau d’études qui n’avait peut-être jamais vu l’océan et qui ne savait peut-être pas que la porte de son gond prendrait un bateau pour faire voguer sa galère de porte plus que commune. Le Prof de techno lui aussi est dans les « peut-être », il emploie la poésie sans même s’en rendre compte. Il a évoqué les lignes de fuite qui tendent vers l’horizon, et il n’a pas du se rendre compte que c’était beau à pleurer.

Madame Mochan en a fini de lire les exemples à suivre, et elle rend à chacun sa copie avec ses petites remarques habituelles. Neuf mois, qu’elle répète à Etienne qu’il est en bonne voie. Douze résumés, qu’elle indique à Daniel que sans grammaire il ne se fera jamais comprendre. Etienne ne voit toujours pas le bout du chemin, et Daniel ne la comprend toujours pas. Comme d’habitude, elle finit par moi, celui du fond de la classe, et me tend mon résumé surmonté d’un huit rouge comme l’infini, pour peu que l’infini soit rouge quand le soleil se lève et se couche sur ses courbes potelées. Huit, parce que j’ai écrit sans faute, et qu’elle veut éventuellement me féliciter d’avoir cherché des mots dans le dictionnaire. Si elle savait que je n’avais pas ouvert un dictionnaire et que je m’étais juste baladé dans les champs lexicaux de Grand-père où les herbes hautes sont des expressions de marins qui brunissent aux embruns et aux volutes des pipes, j’aurais sûrement juste eu un quatre, une note sans courbe potelée.

« Ce n’est pas un résumé que tu nous as fais là, Joseph. »

Elle attend un instant, elle doit me laisser le temps de me défendre. Mais je n’ai pas le temps ou je ne le prends pas, question de point de vue.

« Quelqu’un qui n’aurait pas lu le livre ne pourrait pas comprendre ce que tu as écrit. »

Elle a sûrement raison. Mais résume-t-on des livres pour les gens qui ne les ont pas lus ?

« Evidemment, comme toujours, tu as employé des mots très savants. Mais tes phrases sont trop compliquées. C’en est presque du charabia. Donc, tu n’as que huit, parce qu’il n’y a pas de faute et que tu emploies un vocabulaire très soutenu. »

Je ne réponds rien. Elle n’a jamais pu, tout au long de l’année, tirer des sons de moi que lors des récitations. Surtout quand il a fallu apprendre à l’Homme libre que toujours il chérira la mer. J’aurais bien aimé qu’elle lise mon résumé, m’élever comme une des trois autres de devant, tirer des sons d’elle qui résonnent comme mes mirages sur papier à petits carreaux. Mais tout le monde se contentera de sa remarque et « charabia » deviendra mon surnom. Heureusement qu’arrivent les vacances, et avec elles, une sorte d’amnésie collective qui me donnera du répit.

« Le vieil homme est amer. Ses doigts sont rêches. Ses paumes sont calleuses.

Je suis petit-fils de pêcheur, et quelques autres choses de pêcheurs, à différents degrés de l'histoire, entre les noyades, les coups de filets sans retour ni miracle de ces patrons des yoles avalées par les fonds. Et moi... moi je ne comprends rien à la mer. Même qu'elle me fait peur des fois.

Les espadons suivent les traces des tombants. Santiago suit celle d'Hemingway. Une tête, chaussée d'un rostre, l'arête qui suit sera saignée par ces saletés de requins. A chaque jour suffit sa peine. A quoi peuvent bien en servir quatre-vingt-quatre ? A quoi servent les trois jours à ne pas se découvrir, à se tenir à son fil ? A chaque mois suffit son dicton.

Les pêcheurs d'avril pêchent des poissons d'avril. Ils n'ont pas le cœur à rire, pas plus que ça. Je dirais même qu'à vrai dire, ils en ont parfois plein le dos.

L'arête du nez de Santiago s'écaille sous les salants. Filet de sang aux doigts, filet de voix aux lèvres, nerveux, dérivant, vertical, presque faux, piège de mailles et de brins, il a travaillé sur un fil trois jours durant. Dans le vide, ne pouvant se retenir qu'à lui-même. La pêche, c'est être équilibriste. Et Manolin a les yeux d'un enfant. »

Après l’école, je cours dans les champs jusqu’au saule qui pleure seul dans la nuée des hirondelles et les crissements du colza qui sèche. Je lis à pleins poumons et la nature s’arrête estomaquée, époustouflée. Quand j’en ai fini, le charivari du bal des oiseaux reprend, comme un applaudissement sans fin. Le saule aussi repart dans sa mélodie larmoyante. Assis sur le trône que m’offrent trois branches je cherche les lignes de fuite pour des croquis de l’avenir. La plus évidente des tangentes est la poussière que soulève le side-car de Grand-père sur le sentier à chevaux qui longe les plantations. Un été, je serai assez grand pour partir avec lui derrière les lignes où chutent les paysages, quoiqu’en pense ma mère. J’en veux parfois à mes parents de m’avoir fait naître là où les forêts barrent l’horizon aux frontières du colza, du blé, des légumineuses. J’en veux à ma mère de me retenir, prisonnier de sa campagne, forçat d’un décor où les perspectives cavalières ont la lourdeur d’un percheron fatigué. C’est vrai que mon père est parti encerclé par les murs de son silo, la corde au cou pour se donner un dernier rythme, pour éprouver un dernier souffle. C’est vrai qu’elle peut légitimement craindre de rester seule. C’est vrai que je crois que si mon père avait pu voir plus loin, il ne se serait pas enfermé une dernière fois dans une halle à toucher les détours d’un tableau vu de trop près. C’est vrai que mon père aurait du faire comme Grand-père, faire fumer sa pipe sur le balancier des vagues.

Dès qu’il le peut, Grand-père parcourt le monde jusqu’à moi. S’il ne vient plus de lointains continents, où les villes s’affublent de noms exotiques, il va par les départementales et les nationales et croise des villages aux noms de saints inconnus. Il sait toujours où me retrouver. Il sait que ce saule est mon ami. Il a vu plusieurs fois comment l’arbre sait se taire pour m’écouter parler. Quand il descend de side-car il m’appelle :

« Joseph ! Tu écris encore ?
- J’écris toujours, Grand-père ! »

Il monte me rejoindre, pas aussi haut que là où je me perche. Mais le saule sait que Grand-père est un homme à bien recevoir, et il lui a réservé depuis longtemps une place attitrée. Il est reçu en silence dans cette cathédrale chlorophylle, puis chahuté par le charivari. Grand-père m’écoute, et il ne se soucie guère de Madame Mochan et de mon envolée sur Le Vieil Homme et la Mer, parce qu’il a connu Hemingway. Il l’appelle même Ernesto. Il m’assure qu’Ernesto n’aurait pas aimé mon résumé, juste parce que résumer un livre c’est n’importe quoi, mais que par contre, le traduire, comme je l’ai fait, ça c’est autre chose. Il ajoute que j’ai raison, que le mot charivari sonne mieux que le mot charabia. J’évoque des lignes de fuite comme autant de parallèles qui se rejoignent à l’horizon, et j’avoue que je voudrais bien m’enfuir.

Dans le side-car, il y a trop de bruit pour parler. Et de toutes les manières Grand-père ne dit plus rien depuis un petit moment, depuis que j’ai dit :

« Je voudrais bien m’enfuir. »

Il arrête sa machine à la croisée de deux sentiers. Il desserre les lanières de son casque et tape sur le mien. Je fais comme lui, puis je le rejoins en haut d’une petite butte d’où on voit presque tout, et quand je dis « tout » c’est juste pas grand-chose. Le vieux mas qui nous servait de château lorsque j’étais petit est blanchâtre et toujours aussi abandonné. Percuté par un récif de silo, il s’est arrêté dans le temps et se fait avaler par le lierre. Un chemin serpente jusqu’à la dépendance où doit m’attendre ma mère, lassée de mes escapades. Cet ancien hangar de fortune est à l’écart de la maison de mes grands-parents. Je les aime, mais pas comme Grand-père. Ils sont noués, le regard fixé sur la terre, à attendre patiemment que les jeunes pousses gobent le printemps et s’arrachent du sol pour flétrir à moisson. Leurs racines, cette ferme et ses alentours bouchés d’où guettent les renards, sont comme des ancres qui s’oxydent sans éclat dans la rosée humide. Ils vont se coucher quand vient la nuit. Ils se lèvent quand vient l’aurore. Leurs aventures se déroulent parfois au bal, et il y a bien longtemps qu’ils ne sont pas allés danser. Autour les champs se succèdent, et derrière mon épaule, je crois que le saule me regrette, mais qu’il reste là béat, à ne pas savoir comment s’en fâcher. Peut-être qu’il effraie les hirondelles, peut-être qu’il hurle avec le vent, je me rends compte que je n’ai jamais imaginé ce qu’il savait faire d’autre que pleurer.

Je vois que Grand-père pleure.

Je n’ai pas envie de le voir pleurer. Je n’ai pas envie d’en comprendre le sens. Moi, je repense aux premières pages de Moby Dick, aux hommes qui descendent sur les ports, en quête d’étendues mouvementées, chahutées et hurlantes, saoulés par leurs rêves d’océan comme si ce n’était pas la mer à boire. Ici, la seule mer bleue est dans les yeux de Grand-père. A moins que… Le ciel s’apitoie immense. Il est outre-mer.

« Grand-père, je voudrais m’enfuir, mais je ne le ferai pas, tu sais. »

Grand-père ne se tourne pas vers moi, car je ne dois pas le voir pleurer. Mais je sais qu’il a dit oui, et qu’il attend la suite.

« Je ne le ferai pas comme on fait son baluchon. Je peux m’enfuir avec des lignes fuyantes et des mots par-dessus et traduire ce qui est caché derrière. Les baleines et les sirènes, le saccadé des côtes et les marins d’Amsterdam.

Je peux me contenter de mon étendue, du colza sur la grève, d’un saule pleureur sur la plage.

Parce qu’après tout l’horizon ne fait jamais que s’enfuir, et il n’a pas tant besoin de moi. Il n’y a que moi qui ai besoin de lui.

Tu sais ? »

Je sais alors – je le sais à ce moment précis comme si je l’avais toujours su – que Grand-père a espéré beaucoup des continents lointains, où les mœurs indigènes noient l’esprit dans des confusions fantasques, où le fracas d’un rouleau retentit sur la coque et gifle les souvenirs qu’on a peine à chasser. Sur des cargos démesurés qui ne craignent aucun vent, il a poursuivi des chimères et la rumeur d’un nouveau monde, mais la courbe à l’infini ne cachait que d’autres ports et d’autres marins d’Amsterdam, quand son fils resté sur le vieux continent aux campagnes érodées noyait son absence dans des fresques intérieures, qu’aucun papier double épaisseur ou qu’aucune toile ne surent encadrer comme l’horizon retient la mer.

« On va rentrer, dit Grand-père. Il se fait tard.
- Oui, rentrons.
- Et donc tu écriras sur l’horizon ?
- Oh que oui.
- Mais comment donneras-tu une chute à tes récits, si on ne le touche jamais ?
- Il y aura des crépuscules, Grand-père, quand le soleil tombe derrière. »

Un peu comme maintenant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire