mercredi 9 septembre 2009

La Ballerine sur un plateau automate




C’est l’histoire d’une danseuse dans une boîte à musique. Dès qu’elle s’ouvre, elle tourne. C’est une histoire sans bon mot et sans rime, une prose mécanique qui bourdonne discrètement. Elle se croit à la Scala dans son aplomb délicat, ses jambes en quatre cursif.
Les petits rats qui l’entendent à peine sur son apparat corrodé attaquent le bois de la boîte. Elle tourne et semble ne rien y voir. Elle croit que c’est la lumière d’improbables projecteurs qui l’aveugle, qui l’empêche de distinguer la foule. Mais il n’y a personne, personne d’autre que moi et les rats.
Je lui ai jeté un sort, je l’ai condamnée à pivoter, un peu parce qu’elle est à moi depuis un après-midi de brocante, et parce qu’on peut faire n’importe quoi avec ce qui est à soi.
Du début à la fin, juchée sur son orgue de barbarie, dans son arabesque à pointe, elle danse. Figée, mais elle danse.
Elle se souvient aussi, les sacrifices pour tenir ce geste, ce maintien irréprochable. Là, bien avant moi.


vendredi 29 mai 2009

O Carnaval dos Amantes



Les rythmes qui débordent de la fenêtre ne l'empêchent pas de se rappeler une version bien précise de Nothing compares 2u. Lajos ajuste son masque, et dans le miroir, cherche à savoir ce qu'il y a de lui qui dépasse encore. Ou peut-être se demande-t-il comment un simple loup pourrait faire de lui un autre ? Entre ces deux futilités sur la précision du rasage, ou la fausse mouche crayonnée, il ne peut s'empêcher de penser à cette version bien précise de Nothing compares 2u. A laquelle rien ne se compare, inévitablement. Les accoudoirs, la chaise, le parquet craquent à chacun de ses gestes, gémissements d'une fragrance de vieille Espagne sous les Tropiques. Comment ne pas mourir de chaud, là où février ne veut rien dire ? A Rio de Janeiro, ça pourrait se comprendre, mais là ?

Cette version de Nothing compares 2u était tombée précisément dans l'à-peu-près vingt et une heures. Une version de piano-bar enfumé et de cacahuètes, avec assez de silence pour apprécier le frottement des marteaux au retour des cordes. Et parce qu'on ne fumait plus dans les piano-bars, c'était très silencieux. La scène était vide, pas de musicien, pas de piano, un petit écrin de poussière. Et la musique sortait d'un vieux haut-parleur qui tentait sans succès de faire vibrer les rangées de verres. Il y avait bien des cacahuètes, et Lajos se léchait le sel sur les doigts. Etonné, sans le laisser paraître, il demanda, « qui le chante comme ça ? » Michal qui en savait toujours plus qu'il n'en avait l'air, se contenta d'un : « Jimmy Scott » sans lever les yeux des bocs qu'il douchait copieusement. « Elle chante bien », continua Lajos. Michal corrigea : « Il chante bien. »

Lajos se leva. Debout, il ne voit plus rien de son visage dans la commode. Mais il a pris du bide, c'est indéniable. La chemise tout en volants n'en cache rien. Il jouera de sa cape. A force de passages en boucles et en dérives de la chanson, (il en avait trouvé un exemplaire à Eimsbüttel, en se promenant au hasard), les pronoms possessifs masculins lui avaient confirmé que Jimmy Scott était bien un homme. Les photographies du livret auraient pu le faire, mais Lajos n'y avait jamais pensé. Là, son ventre l'inquiète et il ne pense à rien d'autre. Mais pour peu de temps. Il parle fort, il crie presque : « June, ton Zorro est prêt ! », de la salle de bains on le corrige : « Tu n'es pas Zorro, mais Pantalone. »

Assise sur les toilettes, un pied dans le lavabo, June fume et regarde l'échange par le vasistas : ses volutes contre un éclat de soleil aveuglant et des divisions de musique écartelées dans le verre poli. Echappée elle aussi d'un épisode de la Commedia dell'arte, elle se perd dans ses frous-frous de Colombine en bautta. Elle se dit qu'après les avoir trempés de sueur(s), de rires, de nuit, de chaleur, il la prendra sans lui laisser le temps de s'échapper des voiles. La cigarette arrive à son mégot, et le vernis de ses orteils brillent. Elle se lève.

Au sambadrome de la place San-Marco, entre deux Gilles binchois, un char, un Arlecchino, une compagnie de police, une troupe de musiciens éméchés, quatre touloulous en route pour les Universités, quatre confettis et des souvenirs jacméliens, on danse et on feint des émotions gratuites, des instincts simulés, l'appétit, l'envie, la démence, la peur, tout pour le déhanchement, en couleurs falotes à trop se mouvoir, en étourdissements qui appellent la nuit.

A quelques mètres des bruits qui bourdonnent, là où l'ombre laisse la place aux paillettes, sous un nuage de mouches à l'abri d'une poubelle, un chien meurt. Il a dans le regard une immensité d'incompréhension. Les chiens ont souvent une lueur d'incompréhension dans le regard, comme un relent d'on ne m'y reprendra plus, ou de je mérite bien une caresse, une lueur d'incompréhension qui appelle à la clémence, à la reconnaissance. Celui-ci à l'immensité d'incompréhension, pas juste une lueur. Elle touche au pourquoi des choses. Il ne prend même plus le temps de réagir aux effluves qui volent tout autour. Le tambourinage martelé sur le pavé vient qui l'entoure, et oubliant ses plaies à même les rigoles humides dans le caniveau noirâtre, il bat de la queue. Il se souvient les processions qu'il suivait avec les autres galeux du bas bourg, ou, bien avant de sombrer dans l'alcool et la chasse aux poivrots, quand il vivait encore dans une maison, où le grand homme arqué le faisait tournoyer leurs deux pattes avant ensemble. C'était avant qu'on mette le vieil homme dans une vieille boîte et que celle-ci ne devienne le char principal d'une procession silencieuse. Ça c'était avant l'alcool. Mais tout se mélange dans ses souvenirs de chien.

Alors que les tours lui ont fait oublier l'équilibre, qu'il ne se sert plus de sa cape que pour voler comme un oiseau, entre deux gambades, Lajos s'oublie. Les tambourinages militaires et métronomes des parades se confondent au bordel des collapsus collatéraux des pas de côtés, des coudes qui cognent, des genoux qui se frôlent. Lajos perd la tête, et parfois la cadence. Sous le masque, l'ère de Jimmy Scott s'évanouit, decrescendo magnifique, et les souvenirs qui s'y attachent s'estompent. Dans le monde, cette partie chamarrée qui s'ébroue du Vieux-Québec à Trinidad, sur la salissure des murs et l'écrin des rues du Vieux Carré, jusqu'à Jackson Square, pauvre maillon déboîté, June ne lui échappe pas. Différente de tous les jours, réplique de gravure vénitienne, démantibulée par une section cuivres et percussions, alors qu'un feu brûle le pavé et se nourrit du sang qui cogne les tempes, les temps, la mesure, elle est tout simplement belle. Méconnaissable dans la foule des méconnaissables, éreintée dans l'excès des éreintées, maquillée dans la multitude des maquillées, invisible dans la troupe des invisibles, à tous, à l'euphonie, au synchronisme, à la désespérance d'avant Carême, à lui, rien qu'à lui, quand ses lèvres frôlent sa nuque, quand sa main agrippe son bras, quand ils glissent l'un sur l'autre, comme deux pauvres vagues qui se coursent en pleine mer.

Au Carnaval des Amants, certains ont tourné casaque, certains, des bêtes tapies dans l'ombre du travestissement, ont tourné animal, certains ont mal tourné, à pleines dents dans le gras du mardi, aux braises dans les cendres du mercredi. Calcinés. Lajos dans le lien qui défile, la bobine qui bat le pavé, bat la chamade au bord des canaux. Et ses pensées gondolent : à la mort du jour, à l'essoufflement des festivités, il donnera au jour son nom de Carême-prenant : « amant » ; sigisbée épileptique de la hanche, sillonné des griffures, travaillé des morsures, taillant dans l'humidité des cuisses de June, les derniers soubresauts d'un Vaval mourant, nourri des applaudissements éteints du public essouflé.

Juste le temps d'un soupir, les paumes aux genoux, il voit ce chien qui passe avec un grand homme arqué. Et Lajos reprend sa danse.

mardi 7 avril 2009

Sumire, ou l'histoire que je ne raconterai pas



Je suis passé il y a quelques jours à la librairie, sans idée précise, comme ça, pour voir, et surtout parce que je passais devant. J’y ai acheté Les amants du Spoutnik, d’Haruki Murakami.

J’ai commencé à lire, bouffé par un mélange bigarré d’impatience et d’insouciance, me tirant là, puis ailleurs la minute suivante, l’une me contraignant à le lire enfin, l’autre m’ayant retenu tant de temps de le faire.

Haruki Murakami était de ces écrivains de l’Echo, dont le nom vous arrive presque par hasard, par collision montagneuse et quelques dénivelés insoupçonnés des circonstances du jour qui vient. J’en avais offert un, puis un autre. Je ne me souviens plus vraiment du pourquoi de la chose, pour le premier, La Course au Mouton Sauvage. D’où l’insouciance. Pour le second, sa suite, Danse, Danse, Danse, c’était tout simplement parce que le précédent avait été jugé très bon. Il fallait à mon tour que j’en lise un. D’où l’impatience.

Les amants du Spoutnik n’étaient pas encore en orbite, plutôt en confusion de Kerouac, mais déjà clairement désignés, dans leur triangle d’insatisfaits géostationnaires, qu’on passait au banquet de mariage et au hasard de ces plans de table qui arrangent bien les choses.

« Lorsque Miu et Sumire se retrouvèrent côte à côte au banquet de mariage, elles commencèrent, comme la plupart des gens en société, par se présenter. Sumire, qui détestait son prénom, aurait préféré éviter d’avoir à le prononcer ; mais quand on le lui demandait, elle était bien obligée de le donner, par politesse.

Son père lui avait raconté qu’il lui venait de sa mère : elle adorait un chant de Mozart intitulé La Violette et avait décidé longtemps auparavant que, si un jour elle avait une fille, elle l’appellerait ainsi. Sur une étagère du salon était rangé un disque intitulé « Chants de Mozart » (que sa mère avait sans nul doute écouté maintes fois) et, quand elle était petite Sumire posait précautionneusement le lourd 45 tours sur le plateau pour écouter La Violette en boucle interprétée par Elisabeth Schwarzkopf, accompagné au piano par Walter Gieseking. Sumire ne comprenait pas les paroles, mais d’après la douceur de la musique elle était sûre qu’il s’agissait d’un chant dédié à la beauté des violettes qui fleurissent au printemps dans les prés. Elle aimait profondément les images qu’il lui évoquait.

Un jour, dans la bibliothèque de son collège, elle en découvrit par hasard une traduction japonaise, et eut le choc de sa vie en apprenant que c’était en fait l’histoire d’une innocente violette des prés piétinée par une fille de berger insensible, pas même consciente d’écraser la fleur sous ses pieds. Il s’agissait d’un poème de Goethe, paraît-il, mais aucune morale finale ne venait racheter la brutalité de l’histoire. »


Je lisais comme pour me retrouver, satellite de la trame, compagnon et acteur sur le retour, contraignant les Echos de l’auteur jusqu’à mes propres souvenirs, mes découvertes par le hasard des bibliothèques qui balayaient mes théories enfantines, ou ce coffret de trente-trois tours de l’Aimé de Dieu salzbourgeois que je m’étais fait offrir au sortir d’une année de solfège, parce que par rapport à lui, j’avais déjà « un an de retard, Maman, tu vois ? »

Ce n’est qu’une centaine de pages plus tard que je me demandais soudainement éveillé : « mais pourquoi diable s’appelle-t-elle Sumire ? » Je retournai en arrière dans les chapitres de flashbacks, les souvenirs de K., les coups de fil de Sumire, la silhouette de Miu. Je repris le passage plusieurs fois. Sumire devait vouloir dire Violette… mais encore ? la fleur, la couleur ? comment en être sûr ? ou rester dans l’incertitude ?

J’en ai d’abord voulu au traducteur. Puis, en poursuivant l’aventure par moi-même, aux aléas des violettes si souvent bleues ou blanches, chez les droguistes qui entassent dans l’ombre d’une arrière-cour les gouaches et les presses pour estampes japonaises, en trébuchant sur des gribouillages des kanjis et autres caractères policés, me prenant tôt ou art pour un égaré des mots, jusqu’au soupçon d’une prononciation quasi parfaite, S-mi-lé, j’ai su, et je n’ai pas pris le temps de savoir si ça en avait valu la peine. Je crois que ça le valait bien.