mardi 11 janvier 2011

Un saule pleureur sur la plage



Madame Mochan, on l’appelle Madame Mochan. On ne l’appelle pas « la Prof de français » comme on parle de « la Prof de maths », parce qu’elle vient d’une autre époque, qu’elle s’habille comme une madame, qu’elle est pincée et amidonnée, comme sortie d’un dressing… non, pas d’un dressing, ce serait anachronique… comme sortie d’une garde-robe, d’une robuste armoire normande poussiéreuse que même les antiquaires les plus avertis ne sauraient dater. Madame Mochan lit plusieurs résumés, deux ou trois, pas plus. Ceux des filles de devant : Laurence, Claire et Eva. Elles forment une sorte de triumvirat de l’excellence et détiennent les clefs des tableaux d’honneur. On pourrait les croire en compétition, mais elles se contentent d’écraser la classe. Parfois, quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, vient à décrocher la palme en algèbre, mais c’est l’algèbre ! A additionner et multiplier sans cesse, on peut compter sur le hasard, comme au loto ou à la tombola de la fête champêtre. Grand-père dit que tout est possible pour les professionnels de la chance, à condition de tricher un peu, et dans la famille, nous ne sommes pas des tricheurs. Alors je me contente de compter jusqu’à douze en algèbre, quatorze quand j’ai de la chance. Les mathématiques sont juste bonnes à se servir d’un sextant, et peut-être à compter les jours.

Je les compte au fond de la classe. Et j’ai le regard qui se perd sur la nuque de Claire. Elle se redresse quand Madame Mochan lit son résumé. C’est plat, fade, seule sa nuque se relève. Je noterais bien ma réflexion quelque part, mais c’est au tour d’Eva d’être lue, et je pense soudain qu’elle a de plus belles épaules, plus rondes, moins sèches. Elles ne sont pas particulièrement mieux dessinées que celles de Claire. « C’est une question de style ou de période », suis-je en train de penser : je m’entendrais mieux avec celui qui a peint Eva, le jour où il l’a peinte.

Je ne sais que trop bien de quoi je parle : mon père était peintre. Et dans son vieux silo cylindrique, à l’arrondi du torchis, il avait laissé des esquisses de ma mère qui prenaient la poussière et le froid. Et je sais que je me serais mieux entendu avec mon père, selon les jours où il avait peint ma mère. Grand-père aussi avait aimé mon père selon les jours.

Je jette un œil par la fenêtre. Le collège se fige dans la chaleur du soleil. Le temps est aux vacances d’été. Je pourrai fuir un peu, pas très longtemps, car deux mois ça passe vite. Le Prof de techno, à l’heure précédente, m’a donné matière à rêver. Il parle de perspectives comme on fait de la poésie, avec de la manière et de la grandiloquence. Parce que mon travail est toujours soigné, comme perspective justement ce qu’il me conseille c’est le dessin industriel. Ces jours-là où on ne me trouve pour seul talent que des traces de critérium sur du papier millimétré, ça m’énerverait presque. A moins qu’on ne puisse dessiner de frêles esquifs, des radeaux de fortune, des tragédies de la Méduse assistées par ordinateur, je ne vois pas comment rêver ma vie à coup de précision des lignes. Grand-père a fait naufrage une fois, ou il est tombé par-dessus bord, ou il était à la dérive… je ne me souviens plus très bien, il me l’a raconté il y a longtemps. Mais j’ai retenu que c’était un gond quelque part dans une planche qui lui avait sauvé la vie, l’attrapant par le col et le tirant jusqu’à la côte, un gond quelconque placé là par un ingénieur de bureau d’études qui n’avait peut-être jamais vu l’océan et qui ne savait peut-être pas que la porte de son gond prendrait un bateau pour faire voguer sa galère de porte plus que commune. Le Prof de techno lui aussi est dans les « peut-être », il emploie la poésie sans même s’en rendre compte. Il a évoqué les lignes de fuite qui tendent vers l’horizon, et il n’a pas du se rendre compte que c’était beau à pleurer.

Madame Mochan en a fini de lire les exemples à suivre, et elle rend à chacun sa copie avec ses petites remarques habituelles. Neuf mois, qu’elle répète à Etienne qu’il est en bonne voie. Douze résumés, qu’elle indique à Daniel que sans grammaire il ne se fera jamais comprendre. Etienne ne voit toujours pas le bout du chemin, et Daniel ne la comprend toujours pas. Comme d’habitude, elle finit par moi, celui du fond de la classe, et me tend mon résumé surmonté d’un huit rouge comme l’infini, pour peu que l’infini soit rouge quand le soleil se lève et se couche sur ses courbes potelées. Huit, parce que j’ai écrit sans faute, et qu’elle veut éventuellement me féliciter d’avoir cherché des mots dans le dictionnaire. Si elle savait que je n’avais pas ouvert un dictionnaire et que je m’étais juste baladé dans les champs lexicaux de Grand-père où les herbes hautes sont des expressions de marins qui brunissent aux embruns et aux volutes des pipes, j’aurais sûrement juste eu un quatre, une note sans courbe potelée.

« Ce n’est pas un résumé que tu nous as fais là, Joseph. »

Elle attend un instant, elle doit me laisser le temps de me défendre. Mais je n’ai pas le temps ou je ne le prends pas, question de point de vue.

« Quelqu’un qui n’aurait pas lu le livre ne pourrait pas comprendre ce que tu as écrit. »

Elle a sûrement raison. Mais résume-t-on des livres pour les gens qui ne les ont pas lus ?

« Evidemment, comme toujours, tu as employé des mots très savants. Mais tes phrases sont trop compliquées. C’en est presque du charabia. Donc, tu n’as que huit, parce qu’il n’y a pas de faute et que tu emploies un vocabulaire très soutenu. »

Je ne réponds rien. Elle n’a jamais pu, tout au long de l’année, tirer des sons de moi que lors des récitations. Surtout quand il a fallu apprendre à l’Homme libre que toujours il chérira la mer. J’aurais bien aimé qu’elle lise mon résumé, m’élever comme une des trois autres de devant, tirer des sons d’elle qui résonnent comme mes mirages sur papier à petits carreaux. Mais tout le monde se contentera de sa remarque et « charabia » deviendra mon surnom. Heureusement qu’arrivent les vacances, et avec elles, une sorte d’amnésie collective qui me donnera du répit.

« Le vieil homme est amer. Ses doigts sont rêches. Ses paumes sont calleuses.

Je suis petit-fils de pêcheur, et quelques autres choses de pêcheurs, à différents degrés de l'histoire, entre les noyades, les coups de filets sans retour ni miracle de ces patrons des yoles avalées par les fonds. Et moi... moi je ne comprends rien à la mer. Même qu'elle me fait peur des fois.

Les espadons suivent les traces des tombants. Santiago suit celle d'Hemingway. Une tête, chaussée d'un rostre, l'arête qui suit sera saignée par ces saletés de requins. A chaque jour suffit sa peine. A quoi peuvent bien en servir quatre-vingt-quatre ? A quoi servent les trois jours à ne pas se découvrir, à se tenir à son fil ? A chaque mois suffit son dicton.

Les pêcheurs d'avril pêchent des poissons d'avril. Ils n'ont pas le cœur à rire, pas plus que ça. Je dirais même qu'à vrai dire, ils en ont parfois plein le dos.

L'arête du nez de Santiago s'écaille sous les salants. Filet de sang aux doigts, filet de voix aux lèvres, nerveux, dérivant, vertical, presque faux, piège de mailles et de brins, il a travaillé sur un fil trois jours durant. Dans le vide, ne pouvant se retenir qu'à lui-même. La pêche, c'est être équilibriste. Et Manolin a les yeux d'un enfant. »

Après l’école, je cours dans les champs jusqu’au saule qui pleure seul dans la nuée des hirondelles et les crissements du colza qui sèche. Je lis à pleins poumons et la nature s’arrête estomaquée, époustouflée. Quand j’en ai fini, le charivari du bal des oiseaux reprend, comme un applaudissement sans fin. Le saule aussi repart dans sa mélodie larmoyante. Assis sur le trône que m’offrent trois branches je cherche les lignes de fuite pour des croquis de l’avenir. La plus évidente des tangentes est la poussière que soulève le side-car de Grand-père sur le sentier à chevaux qui longe les plantations. Un été, je serai assez grand pour partir avec lui derrière les lignes où chutent les paysages, quoiqu’en pense ma mère. J’en veux parfois à mes parents de m’avoir fait naître là où les forêts barrent l’horizon aux frontières du colza, du blé, des légumineuses. J’en veux à ma mère de me retenir, prisonnier de sa campagne, forçat d’un décor où les perspectives cavalières ont la lourdeur d’un percheron fatigué. C’est vrai que mon père est parti encerclé par les murs de son silo, la corde au cou pour se donner un dernier rythme, pour éprouver un dernier souffle. C’est vrai qu’elle peut légitimement craindre de rester seule. C’est vrai que je crois que si mon père avait pu voir plus loin, il ne se serait pas enfermé une dernière fois dans une halle à toucher les détours d’un tableau vu de trop près. C’est vrai que mon père aurait du faire comme Grand-père, faire fumer sa pipe sur le balancier des vagues.

Dès qu’il le peut, Grand-père parcourt le monde jusqu’à moi. S’il ne vient plus de lointains continents, où les villes s’affublent de noms exotiques, il va par les départementales et les nationales et croise des villages aux noms de saints inconnus. Il sait toujours où me retrouver. Il sait que ce saule est mon ami. Il a vu plusieurs fois comment l’arbre sait se taire pour m’écouter parler. Quand il descend de side-car il m’appelle :

« Joseph ! Tu écris encore ?
- J’écris toujours, Grand-père ! »

Il monte me rejoindre, pas aussi haut que là où je me perche. Mais le saule sait que Grand-père est un homme à bien recevoir, et il lui a réservé depuis longtemps une place attitrée. Il est reçu en silence dans cette cathédrale chlorophylle, puis chahuté par le charivari. Grand-père m’écoute, et il ne se soucie guère de Madame Mochan et de mon envolée sur Le Vieil Homme et la Mer, parce qu’il a connu Hemingway. Il l’appelle même Ernesto. Il m’assure qu’Ernesto n’aurait pas aimé mon résumé, juste parce que résumer un livre c’est n’importe quoi, mais que par contre, le traduire, comme je l’ai fait, ça c’est autre chose. Il ajoute que j’ai raison, que le mot charivari sonne mieux que le mot charabia. J’évoque des lignes de fuite comme autant de parallèles qui se rejoignent à l’horizon, et j’avoue que je voudrais bien m’enfuir.

Dans le side-car, il y a trop de bruit pour parler. Et de toutes les manières Grand-père ne dit plus rien depuis un petit moment, depuis que j’ai dit :

« Je voudrais bien m’enfuir. »

Il arrête sa machine à la croisée de deux sentiers. Il desserre les lanières de son casque et tape sur le mien. Je fais comme lui, puis je le rejoins en haut d’une petite butte d’où on voit presque tout, et quand je dis « tout » c’est juste pas grand-chose. Le vieux mas qui nous servait de château lorsque j’étais petit est blanchâtre et toujours aussi abandonné. Percuté par un récif de silo, il s’est arrêté dans le temps et se fait avaler par le lierre. Un chemin serpente jusqu’à la dépendance où doit m’attendre ma mère, lassée de mes escapades. Cet ancien hangar de fortune est à l’écart de la maison de mes grands-parents. Je les aime, mais pas comme Grand-père. Ils sont noués, le regard fixé sur la terre, à attendre patiemment que les jeunes pousses gobent le printemps et s’arrachent du sol pour flétrir à moisson. Leurs racines, cette ferme et ses alentours bouchés d’où guettent les renards, sont comme des ancres qui s’oxydent sans éclat dans la rosée humide. Ils vont se coucher quand vient la nuit. Ils se lèvent quand vient l’aurore. Leurs aventures se déroulent parfois au bal, et il y a bien longtemps qu’ils ne sont pas allés danser. Autour les champs se succèdent, et derrière mon épaule, je crois que le saule me regrette, mais qu’il reste là béat, à ne pas savoir comment s’en fâcher. Peut-être qu’il effraie les hirondelles, peut-être qu’il hurle avec le vent, je me rends compte que je n’ai jamais imaginé ce qu’il savait faire d’autre que pleurer.

Je vois que Grand-père pleure.

Je n’ai pas envie de le voir pleurer. Je n’ai pas envie d’en comprendre le sens. Moi, je repense aux premières pages de Moby Dick, aux hommes qui descendent sur les ports, en quête d’étendues mouvementées, chahutées et hurlantes, saoulés par leurs rêves d’océan comme si ce n’était pas la mer à boire. Ici, la seule mer bleue est dans les yeux de Grand-père. A moins que… Le ciel s’apitoie immense. Il est outre-mer.

« Grand-père, je voudrais m’enfuir, mais je ne le ferai pas, tu sais. »

Grand-père ne se tourne pas vers moi, car je ne dois pas le voir pleurer. Mais je sais qu’il a dit oui, et qu’il attend la suite.

« Je ne le ferai pas comme on fait son baluchon. Je peux m’enfuir avec des lignes fuyantes et des mots par-dessus et traduire ce qui est caché derrière. Les baleines et les sirènes, le saccadé des côtes et les marins d’Amsterdam.

Je peux me contenter de mon étendue, du colza sur la grève, d’un saule pleureur sur la plage.

Parce qu’après tout l’horizon ne fait jamais que s’enfuir, et il n’a pas tant besoin de moi. Il n’y a que moi qui ai besoin de lui.

Tu sais ? »

Je sais alors – je le sais à ce moment précis comme si je l’avais toujours su – que Grand-père a espéré beaucoup des continents lointains, où les mœurs indigènes noient l’esprit dans des confusions fantasques, où le fracas d’un rouleau retentit sur la coque et gifle les souvenirs qu’on a peine à chasser. Sur des cargos démesurés qui ne craignent aucun vent, il a poursuivi des chimères et la rumeur d’un nouveau monde, mais la courbe à l’infini ne cachait que d’autres ports et d’autres marins d’Amsterdam, quand son fils resté sur le vieux continent aux campagnes érodées noyait son absence dans des fresques intérieures, qu’aucun papier double épaisseur ou qu’aucune toile ne surent encadrer comme l’horizon retient la mer.

« On va rentrer, dit Grand-père. Il se fait tard.
- Oui, rentrons.
- Et donc tu écriras sur l’horizon ?
- Oh que oui.
- Mais comment donneras-tu une chute à tes récits, si on ne le touche jamais ?
- Il y aura des crépuscules, Grand-père, quand le soleil tombe derrière. »

Un peu comme maintenant.

mercredi 9 septembre 2009

La Ballerine sur un plateau automate




C’est l’histoire d’une danseuse dans une boîte à musique. Dès qu’elle s’ouvre, elle tourne. C’est une histoire sans bon mot et sans rime, une prose mécanique qui bourdonne discrètement. Elle se croit à la Scala dans son aplomb délicat, ses jambes en quatre cursif.
Les petits rats qui l’entendent à peine sur son apparat corrodé attaquent le bois de la boîte. Elle tourne et semble ne rien y voir. Elle croit que c’est la lumière d’improbables projecteurs qui l’aveugle, qui l’empêche de distinguer la foule. Mais il n’y a personne, personne d’autre que moi et les rats.
Je lui ai jeté un sort, je l’ai condamnée à pivoter, un peu parce qu’elle est à moi depuis un après-midi de brocante, et parce qu’on peut faire n’importe quoi avec ce qui est à soi.
Du début à la fin, juchée sur son orgue de barbarie, dans son arabesque à pointe, elle danse. Figée, mais elle danse.
Elle se souvient aussi, les sacrifices pour tenir ce geste, ce maintien irréprochable. Là, bien avant moi.


vendredi 29 mai 2009

O Carnaval dos Amantes



Les rythmes qui débordent de la fenêtre ne l'empêchent pas de se rappeler une version bien précise de Nothing compares 2u. Lajos ajuste son masque, et dans le miroir, cherche à savoir ce qu'il y a de lui qui dépasse encore. Ou peut-être se demande-t-il comment un simple loup pourrait faire de lui un autre ? Entre ces deux futilités sur la précision du rasage, ou la fausse mouche crayonnée, il ne peut s'empêcher de penser à cette version bien précise de Nothing compares 2u. A laquelle rien ne se compare, inévitablement. Les accoudoirs, la chaise, le parquet craquent à chacun de ses gestes, gémissements d'une fragrance de vieille Espagne sous les Tropiques. Comment ne pas mourir de chaud, là où février ne veut rien dire ? A Rio de Janeiro, ça pourrait se comprendre, mais là ?

Cette version de Nothing compares 2u était tombée précisément dans l'à-peu-près vingt et une heures. Une version de piano-bar enfumé et de cacahuètes, avec assez de silence pour apprécier le frottement des marteaux au retour des cordes. Et parce qu'on ne fumait plus dans les piano-bars, c'était très silencieux. La scène était vide, pas de musicien, pas de piano, un petit écrin de poussière. Et la musique sortait d'un vieux haut-parleur qui tentait sans succès de faire vibrer les rangées de verres. Il y avait bien des cacahuètes, et Lajos se léchait le sel sur les doigts. Etonné, sans le laisser paraître, il demanda, « qui le chante comme ça ? » Michal qui en savait toujours plus qu'il n'en avait l'air, se contenta d'un : « Jimmy Scott » sans lever les yeux des bocs qu'il douchait copieusement. « Elle chante bien », continua Lajos. Michal corrigea : « Il chante bien. »

Lajos se leva. Debout, il ne voit plus rien de son visage dans la commode. Mais il a pris du bide, c'est indéniable. La chemise tout en volants n'en cache rien. Il jouera de sa cape. A force de passages en boucles et en dérives de la chanson, (il en avait trouvé un exemplaire à Eimsbüttel, en se promenant au hasard), les pronoms possessifs masculins lui avaient confirmé que Jimmy Scott était bien un homme. Les photographies du livret auraient pu le faire, mais Lajos n'y avait jamais pensé. Là, son ventre l'inquiète et il ne pense à rien d'autre. Mais pour peu de temps. Il parle fort, il crie presque : « June, ton Zorro est prêt ! », de la salle de bains on le corrige : « Tu n'es pas Zorro, mais Pantalone. »

Assise sur les toilettes, un pied dans le lavabo, June fume et regarde l'échange par le vasistas : ses volutes contre un éclat de soleil aveuglant et des divisions de musique écartelées dans le verre poli. Echappée elle aussi d'un épisode de la Commedia dell'arte, elle se perd dans ses frous-frous de Colombine en bautta. Elle se dit qu'après les avoir trempés de sueur(s), de rires, de nuit, de chaleur, il la prendra sans lui laisser le temps de s'échapper des voiles. La cigarette arrive à son mégot, et le vernis de ses orteils brillent. Elle se lève.

Au sambadrome de la place San-Marco, entre deux Gilles binchois, un char, un Arlecchino, une compagnie de police, une troupe de musiciens éméchés, quatre touloulous en route pour les Universités, quatre confettis et des souvenirs jacméliens, on danse et on feint des émotions gratuites, des instincts simulés, l'appétit, l'envie, la démence, la peur, tout pour le déhanchement, en couleurs falotes à trop se mouvoir, en étourdissements qui appellent la nuit.

A quelques mètres des bruits qui bourdonnent, là où l'ombre laisse la place aux paillettes, sous un nuage de mouches à l'abri d'une poubelle, un chien meurt. Il a dans le regard une immensité d'incompréhension. Les chiens ont souvent une lueur d'incompréhension dans le regard, comme un relent d'on ne m'y reprendra plus, ou de je mérite bien une caresse, une lueur d'incompréhension qui appelle à la clémence, à la reconnaissance. Celui-ci à l'immensité d'incompréhension, pas juste une lueur. Elle touche au pourquoi des choses. Il ne prend même plus le temps de réagir aux effluves qui volent tout autour. Le tambourinage martelé sur le pavé vient qui l'entoure, et oubliant ses plaies à même les rigoles humides dans le caniveau noirâtre, il bat de la queue. Il se souvient les processions qu'il suivait avec les autres galeux du bas bourg, ou, bien avant de sombrer dans l'alcool et la chasse aux poivrots, quand il vivait encore dans une maison, où le grand homme arqué le faisait tournoyer leurs deux pattes avant ensemble. C'était avant qu'on mette le vieil homme dans une vieille boîte et que celle-ci ne devienne le char principal d'une procession silencieuse. Ça c'était avant l'alcool. Mais tout se mélange dans ses souvenirs de chien.

Alors que les tours lui ont fait oublier l'équilibre, qu'il ne se sert plus de sa cape que pour voler comme un oiseau, entre deux gambades, Lajos s'oublie. Les tambourinages militaires et métronomes des parades se confondent au bordel des collapsus collatéraux des pas de côtés, des coudes qui cognent, des genoux qui se frôlent. Lajos perd la tête, et parfois la cadence. Sous le masque, l'ère de Jimmy Scott s'évanouit, decrescendo magnifique, et les souvenirs qui s'y attachent s'estompent. Dans le monde, cette partie chamarrée qui s'ébroue du Vieux-Québec à Trinidad, sur la salissure des murs et l'écrin des rues du Vieux Carré, jusqu'à Jackson Square, pauvre maillon déboîté, June ne lui échappe pas. Différente de tous les jours, réplique de gravure vénitienne, démantibulée par une section cuivres et percussions, alors qu'un feu brûle le pavé et se nourrit du sang qui cogne les tempes, les temps, la mesure, elle est tout simplement belle. Méconnaissable dans la foule des méconnaissables, éreintée dans l'excès des éreintées, maquillée dans la multitude des maquillées, invisible dans la troupe des invisibles, à tous, à l'euphonie, au synchronisme, à la désespérance d'avant Carême, à lui, rien qu'à lui, quand ses lèvres frôlent sa nuque, quand sa main agrippe son bras, quand ils glissent l'un sur l'autre, comme deux pauvres vagues qui se coursent en pleine mer.

Au Carnaval des Amants, certains ont tourné casaque, certains, des bêtes tapies dans l'ombre du travestissement, ont tourné animal, certains ont mal tourné, à pleines dents dans le gras du mardi, aux braises dans les cendres du mercredi. Calcinés. Lajos dans le lien qui défile, la bobine qui bat le pavé, bat la chamade au bord des canaux. Et ses pensées gondolent : à la mort du jour, à l'essoufflement des festivités, il donnera au jour son nom de Carême-prenant : « amant » ; sigisbée épileptique de la hanche, sillonné des griffures, travaillé des morsures, taillant dans l'humidité des cuisses de June, les derniers soubresauts d'un Vaval mourant, nourri des applaudissements éteints du public essouflé.

Juste le temps d'un soupir, les paumes aux genoux, il voit ce chien qui passe avec un grand homme arqué. Et Lajos reprend sa danse.

mardi 7 avril 2009

Sumire, ou l'histoire que je ne raconterai pas



Je suis passé il y a quelques jours à la librairie, sans idée précise, comme ça, pour voir, et surtout parce que je passais devant. J’y ai acheté Les amants du Spoutnik, d’Haruki Murakami.

J’ai commencé à lire, bouffé par un mélange bigarré d’impatience et d’insouciance, me tirant là, puis ailleurs la minute suivante, l’une me contraignant à le lire enfin, l’autre m’ayant retenu tant de temps de le faire.

Haruki Murakami était de ces écrivains de l’Echo, dont le nom vous arrive presque par hasard, par collision montagneuse et quelques dénivelés insoupçonnés des circonstances du jour qui vient. J’en avais offert un, puis un autre. Je ne me souviens plus vraiment du pourquoi de la chose, pour le premier, La Course au Mouton Sauvage. D’où l’insouciance. Pour le second, sa suite, Danse, Danse, Danse, c’était tout simplement parce que le précédent avait été jugé très bon. Il fallait à mon tour que j’en lise un. D’où l’impatience.

Les amants du Spoutnik n’étaient pas encore en orbite, plutôt en confusion de Kerouac, mais déjà clairement désignés, dans leur triangle d’insatisfaits géostationnaires, qu’on passait au banquet de mariage et au hasard de ces plans de table qui arrangent bien les choses.

« Lorsque Miu et Sumire se retrouvèrent côte à côte au banquet de mariage, elles commencèrent, comme la plupart des gens en société, par se présenter. Sumire, qui détestait son prénom, aurait préféré éviter d’avoir à le prononcer ; mais quand on le lui demandait, elle était bien obligée de le donner, par politesse.

Son père lui avait raconté qu’il lui venait de sa mère : elle adorait un chant de Mozart intitulé La Violette et avait décidé longtemps auparavant que, si un jour elle avait une fille, elle l’appellerait ainsi. Sur une étagère du salon était rangé un disque intitulé « Chants de Mozart » (que sa mère avait sans nul doute écouté maintes fois) et, quand elle était petite Sumire posait précautionneusement le lourd 45 tours sur le plateau pour écouter La Violette en boucle interprétée par Elisabeth Schwarzkopf, accompagné au piano par Walter Gieseking. Sumire ne comprenait pas les paroles, mais d’après la douceur de la musique elle était sûre qu’il s’agissait d’un chant dédié à la beauté des violettes qui fleurissent au printemps dans les prés. Elle aimait profondément les images qu’il lui évoquait.

Un jour, dans la bibliothèque de son collège, elle en découvrit par hasard une traduction japonaise, et eut le choc de sa vie en apprenant que c’était en fait l’histoire d’une innocente violette des prés piétinée par une fille de berger insensible, pas même consciente d’écraser la fleur sous ses pieds. Il s’agissait d’un poème de Goethe, paraît-il, mais aucune morale finale ne venait racheter la brutalité de l’histoire. »


Je lisais comme pour me retrouver, satellite de la trame, compagnon et acteur sur le retour, contraignant les Echos de l’auteur jusqu’à mes propres souvenirs, mes découvertes par le hasard des bibliothèques qui balayaient mes théories enfantines, ou ce coffret de trente-trois tours de l’Aimé de Dieu salzbourgeois que je m’étais fait offrir au sortir d’une année de solfège, parce que par rapport à lui, j’avais déjà « un an de retard, Maman, tu vois ? »

Ce n’est qu’une centaine de pages plus tard que je me demandais soudainement éveillé : « mais pourquoi diable s’appelle-t-elle Sumire ? » Je retournai en arrière dans les chapitres de flashbacks, les souvenirs de K., les coups de fil de Sumire, la silhouette de Miu. Je repris le passage plusieurs fois. Sumire devait vouloir dire Violette… mais encore ? la fleur, la couleur ? comment en être sûr ? ou rester dans l’incertitude ?

J’en ai d’abord voulu au traducteur. Puis, en poursuivant l’aventure par moi-même, aux aléas des violettes si souvent bleues ou blanches, chez les droguistes qui entassent dans l’ombre d’une arrière-cour les gouaches et les presses pour estampes japonaises, en trébuchant sur des gribouillages des kanjis et autres caractères policés, me prenant tôt ou art pour un égaré des mots, jusqu’au soupçon d’une prononciation quasi parfaite, S-mi-lé, j’ai su, et je n’ai pas pris le temps de savoir si ça en avait valu la peine. Je crois que ça le valait bien.