mardi 7 avril 2009

Sumire, ou l'histoire que je ne raconterai pas



Je suis passé il y a quelques jours à la librairie, sans idée précise, comme ça, pour voir, et surtout parce que je passais devant. J’y ai acheté Les amants du Spoutnik, d’Haruki Murakami.

J’ai commencé à lire, bouffé par un mélange bigarré d’impatience et d’insouciance, me tirant là, puis ailleurs la minute suivante, l’une me contraignant à le lire enfin, l’autre m’ayant retenu tant de temps de le faire.

Haruki Murakami était de ces écrivains de l’Echo, dont le nom vous arrive presque par hasard, par collision montagneuse et quelques dénivelés insoupçonnés des circonstances du jour qui vient. J’en avais offert un, puis un autre. Je ne me souviens plus vraiment du pourquoi de la chose, pour le premier, La Course au Mouton Sauvage. D’où l’insouciance. Pour le second, sa suite, Danse, Danse, Danse, c’était tout simplement parce que le précédent avait été jugé très bon. Il fallait à mon tour que j’en lise un. D’où l’impatience.

Les amants du Spoutnik n’étaient pas encore en orbite, plutôt en confusion de Kerouac, mais déjà clairement désignés, dans leur triangle d’insatisfaits géostationnaires, qu’on passait au banquet de mariage et au hasard de ces plans de table qui arrangent bien les choses.

« Lorsque Miu et Sumire se retrouvèrent côte à côte au banquet de mariage, elles commencèrent, comme la plupart des gens en société, par se présenter. Sumire, qui détestait son prénom, aurait préféré éviter d’avoir à le prononcer ; mais quand on le lui demandait, elle était bien obligée de le donner, par politesse.

Son père lui avait raconté qu’il lui venait de sa mère : elle adorait un chant de Mozart intitulé La Violette et avait décidé longtemps auparavant que, si un jour elle avait une fille, elle l’appellerait ainsi. Sur une étagère du salon était rangé un disque intitulé « Chants de Mozart » (que sa mère avait sans nul doute écouté maintes fois) et, quand elle était petite Sumire posait précautionneusement le lourd 45 tours sur le plateau pour écouter La Violette en boucle interprétée par Elisabeth Schwarzkopf, accompagné au piano par Walter Gieseking. Sumire ne comprenait pas les paroles, mais d’après la douceur de la musique elle était sûre qu’il s’agissait d’un chant dédié à la beauté des violettes qui fleurissent au printemps dans les prés. Elle aimait profondément les images qu’il lui évoquait.

Un jour, dans la bibliothèque de son collège, elle en découvrit par hasard une traduction japonaise, et eut le choc de sa vie en apprenant que c’était en fait l’histoire d’une innocente violette des prés piétinée par une fille de berger insensible, pas même consciente d’écraser la fleur sous ses pieds. Il s’agissait d’un poème de Goethe, paraît-il, mais aucune morale finale ne venait racheter la brutalité de l’histoire. »


Je lisais comme pour me retrouver, satellite de la trame, compagnon et acteur sur le retour, contraignant les Echos de l’auteur jusqu’à mes propres souvenirs, mes découvertes par le hasard des bibliothèques qui balayaient mes théories enfantines, ou ce coffret de trente-trois tours de l’Aimé de Dieu salzbourgeois que je m’étais fait offrir au sortir d’une année de solfège, parce que par rapport à lui, j’avais déjà « un an de retard, Maman, tu vois ? »

Ce n’est qu’une centaine de pages plus tard que je me demandais soudainement éveillé : « mais pourquoi diable s’appelle-t-elle Sumire ? » Je retournai en arrière dans les chapitres de flashbacks, les souvenirs de K., les coups de fil de Sumire, la silhouette de Miu. Je repris le passage plusieurs fois. Sumire devait vouloir dire Violette… mais encore ? la fleur, la couleur ? comment en être sûr ? ou rester dans l’incertitude ?

J’en ai d’abord voulu au traducteur. Puis, en poursuivant l’aventure par moi-même, aux aléas des violettes si souvent bleues ou blanches, chez les droguistes qui entassent dans l’ombre d’une arrière-cour les gouaches et les presses pour estampes japonaises, en trébuchant sur des gribouillages des kanjis et autres caractères policés, me prenant tôt ou art pour un égaré des mots, jusqu’au soupçon d’une prononciation quasi parfaite, S-mi-lé, j’ai su, et je n’ai pas pris le temps de savoir si ça en avait valu la peine. Je crois que ça le valait bien.